Depuis
Angicourt, notre contact avec la nature n'a cessé de se
réduire. Au parc de quarante cinq hectares boisés
et variés succéda le petit jardin, qui avait quand
même trois arbres, de Bicêtre, puis ce fut la simple
terrasse de Boulogne. Heureusement, là nous étions
près du bois de St-Cloud et il y avait quand même
quelques compensations.
A St-Antoine, ce fut l'urbanisation complète,
sans recours. L'appartement du directeur se situait au premier
étage, dans le corps de bâtiment donnant indirectement
sur la rue du faubourg St-Antoine, au fond d'un petit renfoncement.
Il y avait au rez-de-chaussée la grande porte d'entrée
voûtée et, de part et d'autres, des salles de consultation
ou des locaux administratifs. Nous étions au premier étage,
au dessus de cette porte voûtée, et, au lieu de voir
passer la foule des ouvriers de chez Renault, c'était la
foule des visiteurs de malades ou des gens qui venaient eux-mêmes
en consultation.
Comme nous étions un peu en retrait,
nous n'avions pas trop à souffrir du brouhaha de la rue
du faubourg St-Antoine, très fréquentée.
Mais l'appartement était passablement lugubre, sombre,
recevant très peu le soleil, en particulier le cabinet
de toilette qui prenait jour sur une cour intérieure tellement
étroite que c'était un véritable puits.
Ma chambre était au-dessus d'une
salle de consultation, et les odeurs d'éther caractéristiques
des hôpitaux, surtout en ce temps là, montaient allègrement
par l'intervalle annulaire laissé dans les plafonds et
planchers, pour la dilatation des tuyaux de chauffage central
. Je ne me sentais pas heureux dans cette chambre et je m'efforçais
d'y séjourner le moins possible.
Heureusement, il y avait dans le même
bâtiment, sous les combles, une chambre de bonne, qui fut
évidemment mon domaine d'élection.
La réception de la Télévision
de Londres.
C'est dans cette chambre, que dans
les années 1931-32, je réalisai un récepteur
capable de recevoir la télévision de Londres. Pour
expliquer un peu ce que j'ai fait, il faut revenir à l'état
de la télévision au tout début des années
trente. On en parlait beaucoup mais les techniques étaient
encore balbutiantes et les émissions extrêmement
rares.
La première émission régulière
que l'on put recevoir en France, c'était précisément
la télévision de Londres émise avec le système
Baird. Ce système était éminemment rudimentaire
puisque l'analyse ne se faisait que sur trente lignes verticales
et l'image était assez allongée un peu comme le
seize neuvièmes actuel, mais disposé verticalement.
Comme il n'y avait pas d'émetteur spécifique, il
fallait s'accommoder de la bande passante des émetteurs
et récepteurs de T.S.F. à cette époque, ce
qui collait assez bien avec les trente lignes d'ailleurs.
A l'émission, Baird employait
un système un peu barbare. En effet, la scène à
téléviser était plongée dans l'obscurité,
et c'est un pinceau lumineux très brillant qui l'explorait.
La lumière renvoyée par la scène était
captée par de grandes cellules photoélectriques,
disposées sur un cadre autour du projecteur d'analyse.
Si bien qu'elles recevaient une quantité de lumière,
dépendant de la couleur plus ou moins claire ou foncée,
du point qui était en cours d'analyse. Voilà pour
l'émission.
A la réception, la solution régulièrement
employée était d'utiliser un disque de Nipkov, c'est
à dire un disque qui devait tourner en synchronisme avec
l'analyseur de Baird et qui portait autant de trous en spirale
qu'il y avait de lignes d'analyse, donc trente dans le cas qui
nous occupe.
On regardait à travers ces trous
la grande cathode plane d'une lampe à néon spéciale.
Cette lampe a néon était insérée dans
le circuit plaque de la lampe de puissance terminant le récepteur
de TSF. Si bien que, la modulation étant transmise en modulation
d'amplitude ordinaire, la lampe à néon prenait,
sur toute sa surface en même temps, une brillance plus ou
moins grande en rapport avec la teinte du point analysé
à l'émission.
Ce système fonctionnait évidemment,
mais il était inaccessible pour ma bourse trop plate, parce
que la grosse lampe à néon à grande cathode
plane, et qui devait avoir une brillance homogène, coûtait
fort cher. En outre, son impédance était extrêmement
basse et, pour l'alimenter, il fallait une lampe de forte puissance
que je n'avais pas.
Puis la synchronisation se faisait habituellement
par une roue phonique, c'est à dire un rotor feuilleté
en fer, comportant trente dents qui tournait entre les pôles
d'un stator, alimenté par des impulsions émises
à la fin de chaque ligne. Exactement comme dans la télévision
actuelle où l'on a un signal particulier à la fin
de chaque ligne pour synchroniser le balayage. Tout cela était
évidemment fort coûteux , bien trop pour que je puisse
l'acheter et demandait trop de mécanique pour que je puisse
le construire.
( Les curieux que cela intéresserait trouveront aux Editions
Biblos http://www.editionsbiblos.com/
un ouvrage La Télévision mécanique donnant
tous renseignements sur ce sujet.)
Mais je trouvai dans L'Antenne
un article où l'auteur décrivait la possibilité
de réaliser à bon marché une réception
de télévision système Baird.
Sa première grande idée
fut de remplacer la grosse lampe à néon, d'impédance
extrêmement basse, par une petite lampe à néon,
placée au foyer d'une grande loupe. On sait que si un point
lumineux est placé au foyer d'une lentille convergente,
lorsqu'on se met dans l'axe du faisceau émis, et qu'on
regarde la lentille, celle-ci paraît uniformément
éclairée. C'est d'ailleurs sur ce principe qu'on
retouche les miroirs de télescope.
Comme la lampe à néon est
petite, premièrement elle n'est pas chère, et, deuxièmement
son impédance est beaucoup plus élevée, donc
une lampe de basse fréquence ordinaire suffit parfaitement
à la moduler.
Mais, en contrepartie, il n'y a qu'une
seule personne qui puisse voir la scène reproduite, parce
qu'il faut avoir l'il exactement dans l'alignement du faisceau.
C'était le prix à payer, justement pour ne pas payer
l'autre prix ! Voilà pour ce qui est de la modulation de
la lumière.
La deuxième idée fut qu'on
pouvait faire le disque de Nipkov en papier. Effectivement un
disque de papier à dessin convenablement centré
sur l'arbre d'un moteur, et percé aux endroits convenables
avec un aiguille, fournissait un disque de Nipkov (à trente
lignes bien entendu) tout à fait utilisable.
Troisièmement, restait la question
de la synchronisation. Le plus simple était de s'en passer
! Comme l'unique spectateur était rivé à
l'emplacement d'observation, il n'y avait qu'à faire tourner
le disque un tout petit peu trop vite, et le spectateur appuyant
subtilement avec son doigt sur le disque en rotation, l'amenait
à la vitesse correcte pour ne pas avoir de défilement
et cadrer l'image comme il faut. Tout ceci rendait la chose accessible
à mes faibles moyens.
Evidemment, je n'ai pas été
long à me lancer dans l'entreprise. Le disque fut fait
dans du papier Canson à dessin. Le moteur de rotation fut
le petit moteur dont j'ai parlé au début de ces
souvenirs, que mon père m'avait offert lorsque j'avais
sept ans, et qui entraînait à l'époque toute
ma petite usine. Heureusement, j'avais conservé ce moteur.
Le disque fut serré entre deux flasques qui étaient
des pièces de deux sous en cuivre, à l'effigie de
Napoléon III. Que je ne sois pas poursuivi pour destruction
de signes monétaires ! C'était bien serré
sur l'axe.
Evidemment, il n'était pas question
de démonter le disque puis de le remonter pour le perçage,
qui devait être d'une grande précision . C'est donc
le disque monté en position définitive sur le moteur,
que je perçai, à l'aide d'une aiguille de diamètre
convenable, positionnés sur trente rayons angulairement
équidistants, les trente trous, chacun décalé
sur son rayon de son propre diamètre par rapport au précédent,
de manière à obtenir des lignes juxtaposées,
avec le minimum de chevauchements et le minimum d'intervalles.
La lampe à néon fut trouvée
facilement ; ce fut une de ces petites veilleuses portant une
électrode centrale et une autre, annulaire, située
par derrière. Restait la loupe. Je trouvai une belle grosse
loupe de bureau, qui avait l'avantage d'être double, comme
beaucoup en ce temps là, avec une surface plane de chaque
côté, ce qui était parfait pour y coller le
cadre en papier noir qui délimiterait la zone remplaçant
la grande plaque de la lampe à néon classique.
Restait à faire le récepteur
proprement dit. Je me souviens encore assez bien de sa structure.
Il comprenait deux H.F., utilisant les deux lampes à écran
à chauffage direct. ( je n'étais pas encore passé
pour mon propre compte aux lampes à chauffage indirect
). Puis, il y avait une détection grille avec une lampe,
soit une triode à grand coefficient d'amplification, soit
une autre lampe à écran, je ne me rappelle plus.
Et puis un ampli basse fréquence à résistance
pour avoir le maximum de fidélité, qui avait au
moins deux étages, et enfin la lampe finale qui devait
être une B406 Philips. Tout cela était chauffé
sur un accumulateur, et alimenté par l'alimentation dont
les principaux éléments m'avaient été
offerts par l'ami R. P.
L'aérien était un cadre.
Comme j'avais de la place dans cette chambre de bonne, j'avais
constitué avec deux moulures électriques mises en
croix, un support pour un grand cadre de quelques spires, qui
faisait à peu près un mètre de diagonale.
Ce cadre m'assurait une excellente réception de Londres
le soir. Comme l'hôpital St- Antoine était situé
non loin d'une caserne, c'est la sonnerie au clairon du couvre-feu
qui m'alertait pour me rappeler que l'émission de Londres
allait bientôt commencer.
Après les mise au point nécessaires,
j'ai eu la joie de voir mes premières images télévisées.
Evidemment, il ne fallait pas s'attendre à quelque chose
de remarquable, étant donné qu'il n'y avait que
trente lignes et la bande passante de quelques kilohertz ne correspondait
pas à une définition meilleure dans le sens vertical
que les trente lignes ne le permettaient dans le sens horizontal
( je rappelle que l'analyse était verticale ).
En outre, mon disque n'était pas
parfait. Il y avait quelques chevauchements qui donnaient des
lignes plus brillantes, quelques espacements un peu trop grands
qui donnaient des lignes plus sombres. Mais on voyait bien s'il
s'agissait du visage d'un speaker ou d'une scène animée
comme par exemple la silhouette d'une danseuse évoluant
sur un sol carrelé (c'est ce qu'avaient trouvé les
gens de Baird pour bien distinguer le sol du mur ).
L'observation n'était pas confortable,
car il fallait avoir l'il en un point de l'espace rigoureusement
déterminé, et d'autre part, avoir le doigt posé
sur le bord du disque pour assurer la synchronisation. Ce n'était
pas très agréable, mais passionnant. Mon disque
s'étant quelque peu gondolé, pour qu'il puisse tourner
dans un plan, je l'ai transformé en une espèce de
roue à rayons, ce qui permettait à la force centrifuge
de le maintenir bien plan quand il tournait à raison de
25 tours par seconde, car il y avait, comme maintenant d'ailleurs,
25 images par seconde. Il n'était pas question d'entrelacements
ou de choses analogues bien sûr.
L'alimentation du vaillant petit moteur
de l'usine de mes sept ans avait d'abord était faite sur
le secteur, avec un transfo bien entendu. Là, le moteur
avait tendance à se synchroniser sur le secteur français.
Mais comme Baird était probablement synchronisé
sur le secteur britannique, et que les deux en ce temps-là
n'étaient pas interconnectés, il y avait un glissement
de l'image que je pouvais difficilement contrer avec mon doigt.
Il me fut donc obligatoire d'alimenter le moteur en courant continu
à l'aide d'une autre batterie d'accumulateurs.
Cet ensemble n'était pas susceptible
de beaucoup de perfectionnements à moins de tout bouleverser
et je n'avais pas les moyens de faire mieux, ce qui d'ailleurs
n'aurait pas donné des résultats tellement supérieurs,
à part la possibilité de montrer les images à
d'autres personnes.
Évolution de la Télévision.
La télévision par la suite s'est améliorée
jusqu'à connaître le développement que l'on
sait, mais les principales étapes furent d'abord de remplacer
l'analyse barbare de Baird, avec sa scène obscure balayée
par un spot très brillant, par quelque chose de plus normal,
c'est-à-dire la scène éclairée (très
fortement d'ailleurs dans les débuts ), formation de l'image
avec un objectif sur une surface convenable, et ensuite analyse
de cette image.
Le premier système vraiment opérationnel
dans ce but fut l'Iconoscope de Zworykine,. L'Iconoscope
examinait grâce à un balayage par un faisceau d'électrons
la charge que pouvait avoir acquis chaque point d'un écran
photoélectrique en mosaïque. Peu après apparut
le Dissector de Farnsworth, qui opérait différemment
pour le balayage. Ces systèmes ont fait faire à
la télévision un progrès immense en permettant
de prendre des scènes dans des ambiances à peu près
normales, et d'augmenter facilement le nombre de lignes. Du côté
réception, on est resté fidèle au disque
de Nipkov pendant assez longtemps. En France, je crois, Barthélémy
faisait une analyse horizontale avec 120 ou 150 lignes. Mais tout
ceci était resté expérimental, et, à
ma connaissance, il n'y avait pas d'émission régulière
comme celle de Londres dont on avait bénéficié.
D'ailleurs pour
des raisons que j'expliquerai un peu plus loin, je n'ai pas pu
continuer mes expériences de télévision.
Mariage.
Nous allons abandonner momentanément
la TSF et la télévision pour revenir un peu à
mon destin personnel.
Lorsque j'eus terminé mes études
à l'Institut de Chimie et mes certificats de licence à
la Sorbonne, se posait le problème de faire quelque chose.
Et, comme je fréquentais beaucoup le laboratoire du professeur
René Audubert, il se trouva que celui-ci me proposa de
travailler dans ce laboratoire un ou deux ans. Inutile de dire
que j'acceptai de grand cur. Sur
le conseil du professeur, je demandai une bourse Schutzenberger
qui m'assurerait une certaine indépendance financière
dont j'avais le plus grand besoin, car j'avais envie de me marier.
Cette bourse me fut accordée, et elle était assez
substantielle pour me permettre de réaliser mon cher projet,
ma fiancée gagnant de son côté sa vie comme
secrétaire dans une compagnie d'assurances fluviales.
Nous nous mariâmes le 5 octobre
1933. Pour une fois, j'ai une chronologie précise. Et nous
allâmes habiter un appartement minuscule dans le quinzième
arrondissement.
C'est pourquoi il me fut impossible d'y
installer mon récepteur de télévision avec
tous ses étages étalés sur une table, le
disque de Nipkov, les accumulateurs, etc. C'était absolument
impossible. Aussi, les essais de télévision furent
ils abandonnés. Mais revenons au laboratoire où
je travaillai pendant deux ans.