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Je suis né
à Paris dans le quatorzième arrondissement, mais
je n'ai aucun souvenir de l'appartement qu'habitaient mes parents
à ce moment là, ni d'autres appartements qu'ils
auraient pu occuper par la suite, jusque vers ma troisième
ou quatrième année. A cette époque, nous
habitions l'Hôpital Lariboisière, dans le nord de
Paris, où mon père était dans l'administration
de l'Assistance Publique des Hôpitaux de Paris, avec le
grade de rédacteur, qui n'est pas un grade très
élevé.. C'est juste au dessus du plus bas qui est
commis aux écritures. Nous avions un appartement de fonction
dont je me rappelle un peu le palier d'entrée, le vestibule,
et peut-être le bureau de mon père...
Mon père n'a pas été mobilisé
parce qu'il venait d'être très gravement malade.
Il avait fait une appendicite gangreneuse. A la suite de l'opération,
sa paroi abdominale n'avait pas tenu, et il souffrait de ce qu'on
appelle une éventration. C'est pourquoi il n'était
pas parti aux armées.
Mes souvenirs jusqu'en 1918, 1919 sont rares et peu précis.
Première
expérience électrique
J'ai toutefois un souvenir ( direct ou indirect
? ) de petite enfance qui a été mon premier contact
avec l'électricité ; contact spectaculaire !. Pour
comprendre mon exploit, il faut se reporter en 1914, 1915 et savoir
deux choses : premièrement, le nord de Paris, en ce temps
là, était alimenté en courant continu
110 volts ; deuxièmement, les prises de courant étaient
tout à fait différentes des prises actuelles. Le
contact était assuré par deux lames élastiques
qui se faisaient face à un centimètre de distance
à peu près, recouvertes par un couvercle de porcelaine
(en ce temps-là, l'isolement électrique était
principalement en porcelaine), présentant une ouverture
d'à peu près dix sur quinze millimètres,
par où l'on enfichait un bouchon en bois portant deux lames
de laiton. L'endroit où l'on vissait les fils était
recouvert d'un capuchon en bois également, vissé
sur le bouchon. On enfonçait donc ce bouchon dans le trou,
et cela faisait contact avec les lames élastiques.
J'avais repéré une de ces prises
murales, qui se trouvait accessible. Et j'avais trouvé
un raccord de pompe à bicyclette (tube en caoutchouc muni
d'une partie métallique à chaque bout). Alors, vous
devinez la suite : j'ai enfoncé une des parties métalliques
dans le trou qui s'offrait à moi. Avant que les plombs
ne sautent, j'ai retiré vivement le raccord de pompe, et
j'ai pu faire un arc magnifique de belle couleur verte, qui a
fondu à la fois les deux lames de la prise de courant et
l'extrémité du raccord de pompe de bicyclette. Bien
évidemment, j'ai poussé des cris, comme il convient,
et les femmes sont arrivées ( je dis les femmes, parce
que ma grand-mère maternelle vivait avec nous ). Voilà
mon premier contact avec la fée électricité,
et c'était un beau spectacle.
Les
Manèges à Vapeur
J'ai quelques autres souvenirs. En particulier,
ma grand-mère m'emmenait promener soit dans le square St-Pierre,
au pied du Sacré-Coeur, soit sur le grand boulevard qui
est à proximité. J'ignore complètement son
nom, mais je me souviens que c'est le boulevard sur lequel donnait
le cirque Medrano. Et là, il y avait parfois des manèges,
de grands manèges. C'étaient des fêtes genre
foire du trône. Or, les grands manèges, en ce temps
où l'électricité n'avait pas encore conquis
toute son ubiquité actuelle, étaient mûs par
des machines à vapeur.
J'étais fasciné, fasciné
par le piston, par la bielle, par le vilebrequin, le volant, le
régulateur à boules surtout. Tout cela était
merveilleux. Je me moquais pas mal des dorures, du clinquant,
des cochons qui montaient ou descendaient, etc... Non, ce qui
comptait pour moi, c'était la machine. Et je crois que
c'est à ce moment là que j'ai pris confusément
conscience que j'avais une attirance irrésistible vers
les sciences appliquées
Mon père était de formation littéraire
et juriste. Il était titulaire de la licence en droit.
Il aimait beaucoup la littérature, la poésie. Il
était quelque peu artiste. Nous avions chez nous un harmonium
de salon. J'ai appris tout récemment que ce genre d'instrument
de musique était assez répandu dans les familles.
C'était moins cher qu'un piano et cela permettait de faire
de la musique assez facilement. La radio n'existait pas encore
et nous n'avions pas de phonographe.
Mon père jouait de l'harmonium et chantait
en s'accompagnant. Il chantait notamment quelque chose que Brassens
à remis en musique : Gastibelza , l'Homme à la
carabine. Il chantait aussi des airs des opérettes
à la mode en ce temps-là ( Rip, La Mascotte,
etc
)
Je dois ajouter que mon père aimait peindre.
Il avait tout un attirail de peinture à l'huile très
complet. Il peignait tantôt sur le sujet (ce fut surtout
plus tard, quand nous avons pris des vacances), et il aimait peindre
aussi d'après des cartes postales. J'ai encore un très
grand tableau (malheureusement détérioré
au cours d'un déménagement) fait par lui d'après
une carte postale, et qui, ma foi, n'est pas dénué
de beauté.
Malgré sa tendance littéraire
et artistique, mon père a décelé très
vite que j'étais, sur ce point, très différent
de lui, et que c'est ce qui était mécanique, physique,
et plus tard chimique, qui m'attirait. Il n'a rien fait pour contrarier
ce penchant, au contraire. Il faut que je lui dise ici toute la
reconnaissance que je lui porte, car il a tout fait pour je puisse
m'épanouir dans le sens que je désirais.
Le
Meccano etc
Très tôt, j'ai eu une petite
boite de Meccano que par la suite, on a progressivement enrichi,
suivant la technique si intelligente de Meccano et de ses boites
complémentaires. Et puis (on était encore à
Lariboisière), mon père m'a acheté une petite
machine de Wimschurst, que j'ai encore et que j'ai quelque peu
transformée, mais qui fonctionne toujours. (Je ne suis pas le seul à
m'intéresser encore à ces machines : on trouve aux
Editions Biblos http://www.editionsbiblos.com/
un ABC de la machine de Wimshurst fournissant,entre autres,
les plans pour en construire une.)
Il m'a acheté aussi un moteur électrique,
réduction d'un vrai moteur électrique, seul de mes
jouets d'alors à avoir conservé à peu près
son aspect d'origine ( Photographie
ci-contre ).
C'était un engin qui fonctionnait sous quatre volts. On
l'alimentait avec une batterie de deux éléments
d'accumulateurs (au plomb, bien sûr), dans des bacs en celluloïd
qui fuyaient un peu, si bien que, malgré une litière
de sciure de bois, la caissette en bois contenant les accus finit
par être quelque peu attaquée .Je pense que mon père
faisait recharger ces accus au service d'électricité
médicale, je ne me souviens pas d'avoir eu alors un dispositif
de charge. Ce moteur, comme c'était la coutume dans les
jouets de ce temps, entraînait une petite " usine"
: par un " arbre de transmission " muni de quelques
poulies, il faisait tourner, par des courroies qui cassaient souvent,
un tour et une perceuse miniatures et les modèles Meccano
qui s'y prêtaient.
Il y avait justement avenue Trudaine, pas très
loin de l'Hôpital Lariboisière, une boutique de jouets
scientifiques. Et c'est là que j'entraînais ma grand-mère
maternelle, lors de nos promenades, pour rester le nez collé
contre la vitrine, pendant de longs moments, à comparer
ceux qui étaient exposés et ceux que j'avais déjà.
J'avais aussi une " lanterne magique-cinématographe
" dont la source lumineuse, initialement prévue lampe
à pétrole, avait été remplacée
par une ampoule électrique ; je vois encore se projeter
sur l'écran (simple tissu blanc) le dessin en zig-zag ou
plutôt en W du filament.
Je vais ouvrir une parenthèse au sujet
des ampoules électriques. Dans mon enfance, les ampoules
à filament de carbone n'étaient plus guère
utilisées pour l'éclairage ( sauf dans le métro,
où elles persistèrent longtemps ) ; elles donnaient
une lumière jaunâtre et consommaient beaucoup. Les
ampoules courantes étaient déjà des ampoules
à filament de tungstène, mais ce filament était
sous forme d'un brin rectiligne replié en W pour tenir
dans l'ampoule, laquelle était de forme allongée
et la cicatrice du queusot de pompage était une pointe
assez fragile au sommet de l'ampoule. Une distraction était
d'immerger une ampoule défunte dans une cuvette d'eau et
de casser la pointe. Comme le vide avait été fait
dans l'ampoule, elle se remplissait entièrement d'eau.
Plus tard vinrent les ampoules " demi-watt "( un demi
watt par bougie). Elles étaient sphériques, il n'y
avait plus de pointe au sommet, le queusot étant dans le
pied. Le filament était spiralé et elles étaient
remplies d'argon sous faible pression. Je n'ai pas à rappeler
les progrès ultérieurs.
Revenons à la période
de la " guerre de 14 ".
Je pense que la plupart des jouets scientifiques
que mon père m'a achetés dans cette période
ont été des occasions, ce qui était plus
compatible avec nos ressources, le modeste traitement de mon père
devant faire vivre quatre personnes, et cela donnait à
mon père une raison de plus pour fouiller dans le "
marché aux puces " de Saint-Ouen, distraction qu'il
aimait.
Un autre souvenir de mon enfance parisienne,
toujours à Lariboisière, c'est le service d'électricité
médicale. En ce temps là, on croyait beaucoup aux
vertus de l'électricité comme agent thérapeutique
sous de multiples formes, et, en tant que fils d'un membre du
personnel, j'avais un accès assez facile auprès
du technicien responsable des appareils de ce service. Lorsqu'il
n'y avait pas de patient à soigner, j'allais y faire un
tour, quand mon père me le permettait, bien sûr.
Je devais avoir au moins six ou sept ans.
Là, j'ai vu des choses remarquables.
J'ai vu des machines de Wimschurst avec douze plateaux d'un bon
mètre de diamètre faisant des étincelles
de soixante ou quatre vingt centimètres de long. J'ai vu
des résonateurs de Oudin, des grandes spirales en tubes
de cuivre à l'intérieur desquelles on mettait un
patient pour le faire parcourir par des courants de haute fréquence.
C'était un peu le four à micro-ondes, mais avec
des ondes longues ou très longues. J'ai vu beaucoup d'appareils
à balancier, pour engendrer des impulsions électriques
qu'on appliquait à des muscles pour les faire tressaillir,
etc...
Je dois ajouter que pendant toute mon enfance
parisienne, je n'ai pas été à l'école.
Mon père et ma mère se chargeaient de mon éducation,
avec le concours d'une collègue de mon père, une
dame très gentille, qui avait entrepris de m'apprendre
à lire, au péril de sa vie, la pauvre ! Comme j'avais
horreur d'apprendre à lire ( je préférais
de loin que mon père me fasse la lecture, ce qu'il faisait
assez volontiers et fort bien d'ailleurs ), j'avais donc dit à
cette pauvre femme : " Demain, je prendrai le revolver de
mon père et je vous tuerai. " Comme quoi, le grave
problème des armes en milieu scolaire est beaucoup plus
ancien qu'on ne le croirait d'après les médias.
Souvenirs
du temps de guerre
Je n'ai pas beaucoup de souvenirs directement
reliés à la guerre. Je me rappelle les bandes de
papier que l'on avait collées en croix de Saint André
sur toutes les vitres ; elles furent efficaces car lors de l'explosion
du dépôt de munitions de La Courneuve, qui secoua
le nord de Paris, le souffle ouvrit violemment une de nos fenêtres
en arrachant les ferrures ; mais aucune vitre ne fut brisée.
J'ai souvenir de rares descentes dans les caves
de Lariboisière, lors d'alertes dues aux incursions des
" taube " (pigeons), les avions de bombardement allemands.
La-Ville-aux-Clercs
Mon enfance parisienne a connu un intermède
rural. En effet, lorsque les bombardements de la "Grosse
Bertha" mirent à rude épreuve les nerfs des
parisiens, mon père jugea bon de m'envoyer avec ma grand-mère
à la campagne. C'était un petit village appelé
La-Ville-aux-Clercs. Je ne sais pas où il se trouve, certainement
vers le centre de la France, sans doute au sud de la Loire. Là,
nous logions chez l'habitant, et comme c'était un bourg
totalement rural, c'était dans une ferme ; j'ai fait là
connaissance avec les travaux de la ferme (non pas que j'aie participé
aux travaux, mais je les ai vu faire). Je me rappelle être
revenu vers la ferme, juché au sommet d'un de ces immenses
chariots, rempli de bottes de foin ou de gerbes de blé,
au pas lent des chevaux qui tiraient tout cela. Je me rappelle
également avoir vu battre la moisson, avec les deux sources
motrices de l'époque ; d'abord le cheval marchant sur son
plan incliné, faisant ainsi tourner la batteuse, et puis
(beaucoup plus passionnant) la locomobile où je retrouvai
ma chère machine à vapeur.
L'Armistice
de 1918
Je ne sais pas combien de temps nous sommes
restés, ma grand-mère et moi, à La-Ville-aux-Clercs,
mais il y a une chose dont je suis sûr, c'est que j'étais
rentré à Paris pour le 11 Novembre 1918. Je me rappelle
fort bien mon père rentrant, en criant d'un air joyeux
: " Le canon et les cloches, le canon et les cloches ! "
Il saluait l'Armistice. L'après-midi de ce même jour,
il m'a emmené aux endroits où la liesse de la foule
était la plus perceptible, en ayant dit à ma mère
: " Ah ! Comme ça, je vais lui faire des souvenirs
historiques inoubliables. " Et bien, c'est raté, parce
que de cette sortie dans la foule, il ne me reste aucun souvenir.
Voilà, il me semble que j'ai dit tout
ce qu'il y avait d'intéressant sur mon enfance parisienne,
qui va d'ailleurs bientôt prendre fin.
En effet, mon père, qui n'était
que simple rédacteur, mais dont on avait dû remarquer
les capacités et les compétences, fut désigné
pour aller remettre en état et en ordre de fonctionnement
le sanatorium d'Angicourt, dans l'Oise, à une soixantaine
de kilomètres de Paris à vol d'oiseau.
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