ANGICOURT

   Je ne vais pas pouvoir m'empêcher de m'étendre avec complaisance sur notre séjour à Angicourt ( ou plutôt nos séjours, car il y en eut deux, comme on verra plus tard). En ce moment, où chacun est à la recherche de ses racines, je puis dire qu'Angicourt , ou plus exactement le site du sanatorium Villemin, est mon village natal.

   En 1919, nous débarquons donc au sanatorium Villemin. Le sanatorium était construit sur le territoire de la commune d'Angicourt, mais à quatre kilomètres et demi du petit village et à cinq ou six kilomètres de Liancourt (ville plus importante).
      
( Une chaîne de gens aimables et compréhensifs ( Maire d'Angicourt, Directeur du centre hospitalier de La Bruyère ) m'a conduit à un collectionneur passionné, monsieur Sinka, qui m'a communiqué des cartes postales datant d'avant 1914 représentant divers aspects du sanatorium. Grâce à ces bonnes volontés, je puis illustrer le cadre d'une période essentielle de mes jeunes années.)



Le bâtiment principal ( pavillon des malades )
La vue en contre-plongée donne l'impression qu'il est bâti sur le plateau, alors qu'il est un peu en contrebas. Le village d'Angicourt est plus bas dans la vallée.

   Le sanatorium, que l'on voit très bien, sur la hauteur, depuis le village d'Angicourt, était construit vers le haut d'une colline, sur le versant sud assez abrupt, légèrement en contrebas par rapport au sommet, de manière à être préservé des vents froids venant du Nord (les galeries de cure ouvrant comme il se doit vers le midi). C'était un grand bâtiment très imposant. Les bâtiments existent toujours, mais, n'étant pas aux normes actuelles de sécurité, sont inemployés.

   Au sommet de cette colline, il y avait un plateau assez étendu, sur lequel étaient construits le bâtiment administratif, le pavillon du médecin chef, la buanderie, la haute cheminée, le château d'eau, les écuries, la remise à voitures, les serres et, assez loin dans la direction de Liancourt, l'entrée principale avec le pavillon du concierge. A mi-chemin entre le sommet du plateau et le sanatorium proprement dit, se trouvait ce que nous appelions l'Usine (dont j'aurai beaucoup l'occasion de reparler), un peu en contrebas de la route menant du plateau jusqu'à l'entrée du sanatorium.





Vue prise depuis " la plaine ".
De gauche à droite : le pavillon administratif, la haute cheminée, la buanderie, le château d'eau et, en contrebas, la cuisine, l'usine ( à peine visible ), le réfectoire et le bâtiment principal ( pavillon des malades ).

   Avant la guerre de 14, le sanatorium était un sanatorium pour hommes ; l'administration décida que ce serait un sanatorium pour femmes.
   Pendant la guerre, les malades et le personnel soignant furent évacués, et le sanatorium servit de cantonnement aux diverses armées. Les derniers en date furent les américains.
   Il n'y avait pas eu de combats dans la région. Il n'y avait pas de destruction, mais évidemment, les armées avaient laissé des traces dans le sanatorium. Tout était désorganisé. Il fallut commencer par un nettoyage complet et une remise en état.
   Ce qui m'amène à parler du personnel des débuts et de leur logement.

      Personnel et logements
   Le bâtiment administratif abritait, outre les bureaux indispensables, plusieurs logements. Nous occupions le plus important ( j'y reviendrai ), mais il y avait aussi place pour le commis qui assistait mon père, pour le cuisinier et sa famille, puis pour le médecin assistant, qui n'arriva que lorsqu'il y eut des malades, de même que le médecin-chef ; mais ce dernier avait un vaste et coquet pavillon pour lui tout seul (souvenir du temps où le docteur qui créa ce sanatorium concentrait tous les pouvoirs dans ses mains).
   Le cocher en titre, assisté d'un valet d'écurie, logeait avec sa famille près des écuries, qui abritaient deux chevaux : un petit cheval blanc nommé Gamin et une jument bai, plus volumineuse, nommée Lison. Ces braves bêtes, attelées l'une ou l'autre à une voiture à deux roues, assuraient le ravitaillement quotidien et, attelées toutes deux à un petit omnibus, assuraient le transport des convois de malades entre la gare de Liancourt et le sanatorium. L'automobile ne fit son apparition qu'après notre départ.
   Le menuisier et sa famille résidaient aussi au sanatorium, mais je ne me rappelle plus où.
   Le jardinier et ses deux aides, qui avaient fort à faire pour rétablir, puis à maintenir la décoration florale des abords du sanatorium, logeaient à l'extérieur, de même que tout le personnel de " l'usine ".

      Le Domaine
   Mon arrivée, à l'âge de huit ans, dans ce milieu si nouveau pour moi, fut un choc bien sûr, mais rapidement un véritable épanouissement. En effet, pendant les deux premières années, il n'y eut pas de malades, donc la totalité du parc (quarante-deux ou quarante-cinq hectares), était abandonnée aux quelques gosses des membres du personnel alors résident. Cela me changeait beaucoup de la nature quelque peu étriquée du parc St-Pierre.
   Le domaine était essentiellement planté de pins, qu'on appelait des sapins. Il y avait aussi quelques feuillus, en particulier un bois de noisetiers qui était une mine de baguettes bien droites, très précieuses pour des tas d'activités enfantines ; armatures de cerfs-volants, arcs, flèches, etc... Il y avait aussi des sureaux qui fournissaient des corps de pompe magnifiques pour faire des seringues avec lesquelles les garçons arrosaient les filles !
   Je pense que c'est à ce séjour à Angicourt que je dois le fait de n'avoir ensuite jamais aimé les villes.

      L'Ecole de Liancourt.    La voiture à cheval
   Lorsque nous fumes installés et acclimatés, mes parents jugèrent qu'il était temps que j'aille à l'école. On me mit dans une petite école privée, classe unique, tenue par un vieil instituteur en retraite qui était un homme d'une grande droiture. Les autres enfants du personnel allaient à pied à l'école à Angicourt, le petit village au pied du sanatorium. Moi, en tant que fils du " directeur ", autrement dit le prince héritier, on me conduisait à Liancourt le matin par la voiture à cheval qui allait chercher l'approvisionnement. C'était presque toujours le valet d'écurie qui conduisait la voiture ; je crois qu'il m'aimait bien ; il m'appelait, en moquerie affectueuse : " monsieur Jean-Jacques Rousseau " !
   Cette voiture à deux roues était d'un modèle très courant à l'époque. Je ne connais pas le terme technique désignant ce type. Les roues de grand diamètre mettaient la caisse et les brancards à la hauteur du cheval. Elle était couverte, mais totalement ouverte devant ; je m'asseyais à côté du conducteur. En hiver, on s'enveloppait les jambes dans des couvertures et on tendait un tablier de cuir sur nos genoux. Il n'y avait, bien sûr, aucun éclairage sur la route et les lanternes à bougies n'éclairaient guère !    Heureusement le cheval connaissait bien le chemin. Les cyclistes étaient en général mieux éclairés, la plupart possédant des lanternes à acétylène ( produite par l'action de l'eau sur le carbure de calcium ) beaucoup plus puissantes que les bougies. C'était nécessaire, car les routes n'étaient pas goudronnées, seulement empierrées et entretenues par des cantonniers " qui cassaient des tas de cailloux " pour boucher les trous, mais les " nids de poule " étaient nombreux.
    A midi, je mangeais avec l'instituteur et sa femme, et le soir, la voiture me reprenait. On me déposait et on me reprenait sur la grande place de Liancourt, ce qui me laissait quand même un bout de chemin à faire à pied. Et il y avait une bonne montée ou une bonne descente à parcourir.
Je ne m'étendrai pas sur mes activités scolaires. Ce qui me reste le plus, ce sont les tentatives de ce brave instituteur pour me donner une écriture correcte et son désespoir de n'y point parvenir. Après le repas de midi, il m'emmenait avec lui, quel que soit le temps, faire une promenade digestive, sur les hauteurs qui dominent Liancourt. Lorsque les intempéries le demandaient, nous revêtions chacun notre pélerine, vêtement qui a disparu de nos jours, et c'est bien dommage (Jules Romains lui a consacré un beau passage des "Hommes de bonne volonté" ).
   Je pense que la conversation et le contact de cet homme simple et droit m'ont été encore plus bénéfiques que l'enseignement dispensé à l'école, dont il m'est resté quand même quelque chose : une orthographe correcte qui, je l'espère, ne m'a pas abandonné.
   Par ailleurs, mon père me fournissait un complément d'instruction, en m'enseignant des rudiments de littérature et en me faisant débuter le latin. Ses fonctions " directoriales " lui laissaient pas mal de temps libre, et il m'en consacrait une bonne partie. Comme c'était un excellent pédagogue, il m'amena assez facilement au niveau de la sixième. Aller plus loin posa quelques problèmes. N'anticipons pas…

      Les distractions.    Les jardins.
   J'avais bien entendu amené de Paris, tous mes jouets éducatifs ou scientifiques. Au début, ce fut surtout le Meccano qui occupa mes temps libres, sauf quand j'étais dehors avec les autres enfants. Cela dépendait évidemment du temps. Il y avait comme cela les journées à Meccano et celles à cerf-volant. Sur le plateau, il y avait un grand espace qu'on appelait la plaine, qui avait été cultivé et dans lequel des pieds de pommes de terre s'étaient naturalisés. Alors, nous autres gosses, on déterrait les pommes de terre, on faisait un feu et on les cuisait sous la cendre. Elles paraissaient bien meilleures que celles qu'on mangeait à la maison, bien sûr ! Cette " plaine " était éminemment propice au cerf-volant et j'en construisis beaucoup, certains plus grands que moi.
   C'est également à Angicourt que j'ai fait connaissance avec les jardins. Le " directeur " avait droit à deux jardins. L'un d'eux était mitoyen avec l'espèce de parc entourant le pavillon du médecin chef, et s'appuyait également contre le bâtiment des écuries et des remises de voitures. Dans ce jardin, il y avait des fleurs, peu de légumes, mais aussi des arbres fruitiers ; deux cerisiers et puis un groseillier à maquereau, très fertile, sur lequel, curieusement, mes parents ne trouvaient guère de fruits mûrs, mais, au pied de l'arbuste, beaucoup de peaux de fruits !
   J'ai appris un petit peu de jardinage bien sûr. On m'avait accordé un lopin de terre, qui était fort mal exposé d'ailleurs. Il était très à l'ombre, mais cela convenait bien à des balsamines que j'y avais semées, et aussi à un pied de digitale qui atteignait des hauteurs que je n'ai jamais vues ensuite.
   Ce jardin comportait également un clapier, un poulailler et même un enclos pour des canards ; mon père n'hésitait pas à abandonner parfois sa dignité " directoriale " pour cueillir de l'herbe pour les lapins ou pour ramasser des escargots pour les canards. C'était un style de vie très différent de celui de Paris, et qui ne se retrouva jamais par la suite.
   Le deuxième jardin était tout au bout de la "plaine". Ce petit jardin, où la terre était très légère, convenait remarquablement aux fraisiers, et à un petit pêcher de frêle apparence, mais qui se couvrait de fruits excellents à la bonne saison. Ma mère faisait des confitures de ce que nous ne pouvions consommer frais.
   Il y avait même un troisième jardin, ou plutôt jardinet, qui était attenant au bâtiment administratif, sur le petit côté, tourné du côté sud. Nous en avions l'usage exclusif parce que c'était sur lui que donnait l'entrée officielle de notre appartement, entrée qu'on utilisait très peu (on passait toujours par la porte de service qui menait à l'étage). Ce jardinet, parfumé par des bordures d'œillet mignardise et un massif d'héliotropes, mérite d'être mentionné, car c'est au dessus de lui que s'est étendue ma première antenne.

      L'appartement.

Le Bâtiment Administratif, vu du sud-ouest.
La porte-fenêtre du rez-de-chaussée, façade sud, est celle du salon de notre appartement.
La fenêtre au-dessus est celle des W.C.,par où passa ma " descente " d'antenne.
Le jardinet dont je parle ne semble pas exister à l'époque où fut prise cette vue

 

   Ceci m'amène à parler brièvement de l'appartement que nous habitions. Je pourrais encore en dessiner le plan avec précision.
Il occupait la moitié sud du premier étage du bâtiment administratif, plus un salon situé au rez-de-chaussée, donnant sur le jardinet précité. Ce salon était réuni au reste de l'appartement par un escalier intérieur, sous lequel était une soupente où je rangeais mes cerfs-volants. Au pied de cet escalier se situait un poêle qui chauffait tout l'appartement, en conjonction avec la cuisinière à charbon située dans la cuisine, tout à fait à l'autre extrémité de l'appartement, au premier étage.
    Ma chambre était située de l'autre côté de l'escalier (toujours au premier étage), et en face d'elle, c'était la chambre qu'a habité ma grand-mère jusqu'à son décès, qui eut lieu pendant ce premier séjour à Angicourt.    Ces deux chambres étaient les plus au sud, mais n'avaient pas de fenêtre sur la façade sud ; celle de ma grand-mère donnait à l'ouest et la mienne à l'est.
   J'étais donc près du jardinet mentionné plus haut, et la connexion à l'antenne, plus tard, a été facile.
   La salle de bains mérite qu'on en dise quelques mots : le chauffe-bains était une chaudière verticale et le combustible était le bois ; préparer un bain demandait un bon moment, il ne fallait pas être pressé !

      Les promenades dans les bois.    Les camarades
   J'ai fait connaissance aussi avec les promenades dans la nature. Mon père aimait passionnément les promenades dans les bois. Il m'emmenait souvent avec lui, et nous faisions de la botanique avec l'aide de La Flore de Gaston Bonnier, bien sûr! Nous avons parcouru comme cela tous les bois et vallons des alentours, en particulier vers Mogneville.
   J'ai appris aussi le contact avec les autres enfants, car, à Paris, j'avais mené une existence totalement coupée des autres enfants, étant enfant unique et n'allant pas à l'école Je n'avais comme compagnie que mes parents et ma grand-mère, et puis aussi la gentille dame que j'avais menacée de mort. A Angicourt, j'eus des camarades. Le cuisinier avait une fille et un fils ; le cocher avait deux filles ; le menuisier avait deux fils et le concierge avait une fille et un fils. Malgré mon statut de " prince héritier ", j'avais de bonnes relations avec les autres enfants du sanatorium .
   Pour les enfants de l'école de Liancourt, j'étais tout de même " le Parisien " et mes rapports privilégiés avec l'instituteur ne facilitaient pas les choses.

      La bicyclette
   C'est également à Angicourt que j'ai appris à monter à bicyclette. J'ai commencé sur une bicyclette trop petite pour moi, qui appartenait à une des deux filles du cocher. Ensuite, je suis passé à une bicyclette trop grande pour moi , celle que ma mère n'utilisait pas ; enfin, on s'est débrouillé comme on pouvait. En chevauchant la trop petite bicyclette de la fillette du cocher, sans roue libre et dont les freins étaient assez incertains, j'ai perdu les pédales en descendant la côte de Verderonne. J'ai bien failli m'aplatir contre la grille du château qui est juste tout droit en face de la descente. Heureusement, le fiancé de la fille aînée du cocher, qui nous accompagnait, m'a attrapé par la peau du dos avant le crash final.

      Les lectures
   J'ai omis de parler de mes lectures ( j'avais tout de même fini par apprendre à lire ! ). Après les livres enfantins, les images d'Epinal, que j'ai bien aimées en leur temps, mes lectures favorites ont été les manuels du Meccano, les petits fascicules accompagnant la machine de Wimschurst et ensuite la bobine de Ruhmkorff. Puis un ou deux livres également très intéressants, signés du pseudonyme Tom Tit et intitulés "La science amusante", qui enseignaient beaucoup à partir de choses courantes et d'ustensiles, généralement de cuisine, tout à fait familiers. Et, plus tard, la merveilleuse découverte des ouvrages de Jules Verne. Mon père m'en a constitué petit à petit une collection que j'ai toujours conservée : dix- neuf volumes de la collection Hetzel ; je m'y replonge un peu quelquefois.

      L'Usine
   Nous avons laissé de côté jusqu'à présent le bâtiment pour moi essentiel : l'Usine.
   Le sanatorium étant isolé, les besoins en eau et en électricité devaient être assurés localement ( le "secteur " ne couvrait pas la campagne en ces années-là ). En outre, le bâtiment des malades bénéficiait du chauffage central. Toutes ces fonctions étaient assurées par ce que nous appelions l'usine. Cette usine comprenait donc une chaufferie au charbon, unique source de toute l'énergie nécessaire, une station de pompage, une centrale électrique et un atelier de mécanique, chaudronnerie, électricité, etc.. pour subvenir aux divers aménagements et réparations.
   Je vais dire quelques mots de cet ensemble.
   La chaufferie occupait environ la moitié de " l'usine " ; elle comportait quatre grosses chaudières à foyer intérieur, retour de flamme et tubes de fumée ; en général, deux ou trois étaient en service et une ou deux étaient en détartrage, leurs entrailles sorties dans la cour. C'est dans ce même local que se trouvait la station de pompage, les pompes à eau servant aussi bien à l'alimentation des chaudières qu'au remplissage du château d'eau.

 

Bien sûr, ce ne sont pas les cuisines qui m'intéressaient, mais l'usine dont on voit la chaufferie et le local de la centrale électrique.
Le corps de chauffe d'une des chaudières est sorti et un compagnon s'affaire à le détartrer
En arrière-plan, entre le toit des cuisines et le bâtiment administratif, on aperçoit le pavillon du médecin-chef.
La fenêtre de la chambre que j'occupais est la première à gauche du premier étage du bâtiment administratif

   Un local contigu, moins vaste, mais plus propre, abritait la centrale électrique. Là, c'était la merveille !
   Il y avait deux magnifiques machines à vapeur, monocylindriques, à cylindre horizontal, munie chacune d'un volant de grand diamètre, chaque volant servant de poulie à une courroie plate passant sur la poulie beaucoup plus petite d'une grosse dynamo.
    Chacun de ces groupes fournissait du 110 volts continu, qui alimentait le sanatorium tout entier en électricité, avec, en tampon, une batterie d'accumulateur, de marque Tudor si je me rappelle bien, qui occupait tout l'étage supérieur de la centrale électrique et de l'atelier et assurait l'alimentation pendant la nuit et quand les machines ne tournaient pas.
    Pour commander et contrôler la distribution du courant et la charge des accumulateurs, il y avait deux splendides tableaux de marbre, avec les voltmètres, les ampèremètres, les disjoncteurs, les réducteurs de charge, etc.. Toutes les commutations étaient à nu sur les tableaux de marbre, c'était très beau et très instructif.
   Dans un local intermédiaire entre la centrale électrique et l'atelier, une machine à vapeur plus petite entraînait un arbre de distribution qui traversait ce local et l'atelier.
   A côté de cette machine et entraînée par elle, il y eut par la suite une machine à faire de la glace.
   Dans l'atelier proprement dit, il y avait une forge, tout à fait traditionnelle, avec le gros soufflet que j'ai eu quelques fois l'honneur de tirer, un tour, des perceuses, des meules sur lesquelles j'aiguisais mes couteaux..( au point, parfois de manger la moitié de la lame ! ).
   Les machines-outils étaient entraînées par l'arbre commun tournant en permanence au moyen d'embrayages à courroie : une fourche commandée par un levier faisait glisser la courroie plate soit sur une poulie " folle ", soit sur une poulie clavetée ; disposition très commune avant que l'électricité n'ait généralisé l'usage des moteurs individuels.

   Bien entendu, cette usine fut un paradis pour moi, car je me liai rapidement d'amitié avec un des compagnons mécaniciens que j'appellerai monsieur W, et chose curieuse, on m'a laissé assez facilement me promener dans cet espace pourtant éminemment dangereux. Je ne pense pas que les autres garçons du coin aient joui du même privilège, bien que nous jouions volontiers autour de l'usine, en particulier dans les terrils de mâchefer qui résultaient de la combustion du charbon, au grand désespoir de ma mère : " Mon Dieu, il a encore été jouer dans le mâchefer ! ".
   Alors là, j'ai appris vraiment énormément de choses. J'ai vu forger, j'ai vu tourner, percer, etc... J'ai vu détartrer les chaudières : des compagnons s'affairant, avec des burins et des marteaux, à faire sauter le calcaire qui recouvrait, comme une carapace, l'extérieur du foyer et des tubes de fumée des chaudières au repos.
   J'ai assisté aussi à l'amorçage de la grande cheminée, car il y avait une grande distance entre la chaufferie, qui était en contrebas, et le plateau sur lequel était situé la haute cheminée. Cet amorçage se faisait en jetant des fagots enflammés, par des trappes d'abord au pied de la cheminée elle-même, puis, quand le tirage de la cheminée était établi, dans une trappe intermédiaire du conduit incliné qui venait de la chaufferie, puis enfin dans les foyers des chaudières.. Tout cela est resté gravé dans ma mémoire, bien entendu.
   Monsieur W avait installé dans ma chambre un " tableau de charge " pour le fameux accumulateur de 4 volts : un petit panneau de bois portant un interrupteur, deux lampes à filament de carbone et deux bornes repérées en polarité. Cela suffisait, puisqu'en ce temps le courant était continu ; j'appris donc à entretenir un accumulateur au plomb.
    La liaison directe au secteur, imposée par la nature du courant, n'inquiétait personne en ce temps-là ; les normes de sécurité étaient beaucoup moins strictes que de nos jours. Dans le même ordre d'idées, j'ai joué sans états d'âme avec un kilogramme de mercure que mon père m'avait apporté, dans un petit bocal de verre ; j'y plongeais mes doigts, faisais rouler des gouttes de mercure sur des feuilles de carton, etc… de quoi donner une attaque à nos modernes écologistes ! ( Ce mercure m'a servi plus tard à des usages plus scientifiques ). Mais revenons à mes excellentes relations avec Monsieur W.
   C'est précisément lui qui m'a initié à la T.S.F., car, jusque là, bien que nourri de jouets scientifiques, je n'avais pas entendu parler de la T.S.F. C'est à Angicourt que ce nouveau monde m'a été révélé.

      La T.S.F.
   ( Voyez, amis O.M., on y arrive, après bien des détours, et il y en aura bien d'autres, mais on y arrive ! )

   Cela devait se passer en 1921, et la T.S.F. commençait à être dans l'air du temps, à occuper pas mal les esprits, comme on le verra un peu plus tard. Je ne sais pas qui m'a parlé le premier de la T.S.F.. Peut-être étais-je déjà alerté ? Mais, un jour, Monsieur W me dît : " On m'a donné un détecteur à galène. Si tu veux, je t'en fais cadeau, et si ton papa le permet, je t'installerai une antenne au dessus du jardinet qui touche au bâtiment où tu habites. "
   On imaginera sans peine l'enthousiasme avec lequel fut accueillie cette proposition. Mon père dut donner facilement son accord, je pense.

      L'antenne
   Commençons par l'édification de l'antenne : elle se composait de deux barres de bois munies de poulies en porcelaine comme isolateurs, et entre lesquelles étaient tendus quatre fils en bronze phosphoreux qui était la matière normale pour les lignes téléphoniques. Une des barres de bois fut fixée près du mur à la hauteur de la seule fenêtre du premier étage donnant sur ce jardinet et c'était la fenêtre des WC !. Et l'autre barre fut attachée plus bas de l'autre coté du jardinet sur la clôture sud de ce petit jardin. On avait donc une antenne en nappe, de quatre brins.
Il se trouvait qu'elle était tournée vers Paris au sommet d'une colline, ce qui ne pouvait qu'être favorable, bien sûr. La descente d'antenne, qui était plutôt une montée, passait par la fenêtre des W-C, parvenait dans ma chambre, et la prise de terre était faite par une jonction sur l'arrivée d'eau des W-C. Ces deux fils arrivaient sur un coin du tableau de charge mentionné plus haut.

      Le premier récepteur
   Tout était à pied d'oeuvre et, pour se connecter, monsieur W avait imaginé un système de prises qu'il avait formées dans du laiton. Ces prises étaient très pratiques, et elles étaient presque hermaphrodites comme les prises d'un certain matériel UHF que j'ai utilisé beaucoup plus tard. L'antenne et la terre étant installées, il m'apporta le détecteur.   
     Combien je regrette de n'avoir pas conservé ce monstre qui était énorme et aussi mal commode que possible. Ce n'était pas mauvais qu'il soit énorme, car il constituait à lui tout seul le " poste " récepteur étant donné qu'il n'y avait aucun dispositif d'accord, simplement l'antenne était réunie à un pôle du détecteur, la terre à l'autre et un écouteur était branché sur ces mêmes bornes. C'était tout, il n'y avait rien d'autre. (schéma Fig.1 ci-contre). Il était donc bon que le détecteur soit gros et lourd, pour tenir à peu près sur une table malgré les fils qui le tiraient de toutes parts.
   Je ne me rappelle pas si une galène m'avait été fournie en même temps que cet énorme engin, ou s'il avait fallu aller l'acheter chez le bijoutier de Liancourt, qui s'était mis à la page et vendait des cristaux de galène.
   Restait la question délicate de l'écouteur, mais elle se résolut très facilement, car il y avait, dans la maison, un téléphone intérieur qui devait réunir, je pense, le bureau de mon père à l'appartement. Ce téléphone ne servait jamais. Et, il ne tarda pas à être dépouillé de son écouteur que j'allai brancher sur les deux bornes du fameux détecteur. Et, le jour même où cette installation fut terminée, on entendit très distinctement les signaux de la tour Eiffel.     Mon père fut rempli de stupeur de voir qu'un dispositif aussi rudimentaire puisse assurer la réception de signaux qui venaient de plus de soixante kilomètres. Bien entendu, personne ne connaissait l'alphabet Morse, mais nous écoutions cette musique avec ravissement. ( J'ai appris plus tard, qu'à cette époque, l'émetteur de la tour Eiffel utilisait un dispositif dit à étincelles musicales avec six cent trains d'ondes par seconde ; la note était donc un 600 Hz avec beaucoup d'harmoniques .)
   Assez rapidement, nous identifiames les signaux horaires qui étaient transmis, si je me rappelle bien, le matin vers onze heures, et qui étaient facilement reconnaissables. Le reste, ma foi, c'était du Morse, incompréhensible, mais dont la musique mystérieuse m'enchantait...

      Perfectionnements
   Ensuite, la chronologie exacte des événements se brouille un peu.
L'ami W me dit un jour : " Pour améliorer la réception, Il te faudrait une bobine à curseur, parce qu'avec une bobine à curseur, tu augmentes à la fois la longueur de ton antenne et la profondeur de ta terre. "
   Evidemment, c'est assez curieux comme assertion, néanmoins cela peut avoir un petit fondement réel, parce que si l'on augmente l'impédance de l'ensemble, l'importance de la résistance de la prise de terre diminue.    Mais je crois que ces notions étaient fort éloignées des gens qui m'entouraient. Donc, mon père me ramena d'un de ses voyages à Paris, une bobine à un curseur. Je m'empressai de la mettre en série entre l'antenne et le détecteur ( fig. 2 a , paragraphe "Bobines à curseurs" ) ; la réception fut nettement améliorée.

      Le Morse en haut-parleur
   J'avais dû voir des images de " diffuseurs ", comme on disait à l'époque, m'ayant donné cette idée ; dans du papier à dessin, j'avais donc fait un cône très plat, j'avais collé un petit cône en liège à la face intérieure du sommet et piqué une aiguille dedans . L'aiguille reposait sur la membrane de l'écouteur par le simple poids du diffuseur maintenu par un point de son bord.
   Avec ce dispositif de très basse fidélité, on arriva à entendre les signaux de la Tour, non seulement dans ma chambre, mais, en laissant la porte ouverte bien sûr, dans le couloir, jusqu'à la porte de la chambre de mes parents. Il faut dire aussi qu'à l'époque, j'avais des oreilles toutes neuves, et d'une façon générale, les oreilles étaient moins agressées par les bruits que maintenant. J'ai l'impression que l'ouïe, en général, était beaucoup plus fine, beaucoup plus sensible que de nos jours.

      La Téléphonie sans fil
   Et puis, on entendit parler, non plus seulement de la télégraphie, mais aussi de la téléphonie sans fil. Je ne sais pas en quelle année ont débuté les émissions en téléphonie.
   Il n'était alors question que des ondes longues. C'est la Tour Eiffel qui a commencé, suivie bientôt d'une station privée, Radiola , émanation de la Société Française Radioélectrique, qui commercialisait des récepteurs sous la marque Radiola. Son émetteur était situé à Levallois-Perret ; son antenne en nappe horizontale était tendue entre deux pylônes ; je ne me doutais pas alors que je travaillerais pendant plus de douze ans tout près d'un de ces pylônes.
   Si je me rappelle bien, la Tour Eiffel devait émettre vers deux mille cinq cents mètres (on comptait en longueur d'onde à l'époque, et non pas en fréquence). Radiola émettait sur une longueur d'onde quelque peu plus petite.
   La différence entre les deux était suffisante pour que, malgré la sélectivité déplorable des récepteurs de l'époque, on puisse avoir l'un ou l'autre sans trop de mélange.

   Toujours est-il que nous les avons reçues fort bien à Angicourt.
Mais pour cela, il a fallu attendre que je dispose d'un poste à galène muni d'une bobine à deux curseurs.

      Le poste à bobine à deux curseurs
   Ce poste, de réalisation commerciale, m'avait été offert par une amie de la famille, mon père l'avait ramené de Paris. Il a acheté aussi des écouteurs parce que l'écouteur du téléphone intérieur était d'une résistance trop faible. Les bons écouteurs de l'époque avaient une résistance de deux mille ohms, alors que celui du téléphone ne faisait qu'une centaine d'ohms je crois et celui qui accompagnait le poste offert ne faisait que 500 ohms. Donc mon père a acheté non pas un casque, mais deux écouteurs de deux mille ohms, très semblables tous les deux mais différents par la couleur et le dessin du cordon. Et il a acheté également deux casquets, le casquet étant un petit dispositif en fil d'acier qui se fixait sur l'anneau du récepteur, et qui permettait ainsi d'avoir un casque monaural. Cela permettait à deux personnes d'écouter la T.S.F. chacune avec une oreille. Et, quand on était seul, on pouvait mettre les deux casquets et jouir d'une audition binaurale.

      Le récepteur du docteur BR
   La T.S.F. était vraiment dans l'air du temps à l'époque, car le médecin assistant qui habitait comme nous dans le pavillon administratif, mais lui au rez-de-chaussée, dans la partie opposée à celle où était le bureau de mon père, avait acheté également un poste à galène à deux curseurs.    Pour son antenne, il n'avait pas molli, il avait tendu un fil qui se trouvait Est-Ouest au dessus de ce que nous appelions l'allée des marronniers, qui s'étendait sur au moins cinquante mètres, depuis une des deux portes d'entrée centrale du bâtiment administratif, jusqu'à un lampadaire ou un poteau qui était, fort opportunément, situé dans l'axe de l'allée, et sur lequel le Dr B.R. avait tendu l'antenne depuis le haut du bâtiment administratif. Lui, il avait une véritable descente d'antenne, parce que il fallait redescendre de là-haut jusqu'à son appartement du rez-de-chaussée.
   Evidemment, la longueur de son antenne lui donnait une certaine supériorité sur nous, mais cette supériorité fut remise en cause lorsque que mon père ramena de Paris une grande nouveauté : le bouchon "Intercept ". (
J'ai retouvé récemment ce bouchon, conservé par je ne sais quel hasard, alors que tant d'autres vestiges plus intéressants ont disparu. Photographie ci-contre )    C'était un bouchon qu'on mettait à la place d'une ampoule électrique, et qui contenait à l'intérieur un condensateur, ce qui permettait d'utiliser la distribution électrique comme antenne.( Je remarque qu'il n'était même pas prévu de douille pour mettre l'ampoule ! Il fallait choisir entre la lumière et la TSF ! )
    Sur le plateau, avec les fils aériens qui reliaient le bâtiment administratif à l'usine, d'où provenait alors le courant, nous avions a peu près l'équivalent de l'antenne du Dr B.R. Et cela marchait fort bien.
   J'ouvre une petite parenthèse pour faire remarquer que les " postes à galène ", ou plus généralement les récepteurs à cristaux ou à diode semi-conductrice, ne font appel à aucune source locale d'énergie. L'énergie sonore délivrée par l'écouteur ou le casque provient uniquement ( après transformations et donc pertes ) de celle des photons radio-électriques captés par l'antenne. D'où l'intérêt d'avoir l'antenne la plus grande et la mieux dégagée possible.
   L'inconvénient d'utiliser la ligne électrique comme antenne, c'est que le matin, les dynamos chargeaient les accumulateurs et les parasites de commutation s'entendaient très bien. En général, l'après-midi, les dynamos ne tournaient plus et, jusqu'au lendemain, on avait la paix pour une excellente réception.

      Le Docteur BR.    Les moustiques.
Je laisse un instant la T.S.F. de côté pour dire quelques mots du Dr B.R. qui fut alors notre principale relation sociale. Le médecin-chef, le docteur B.C., était un homme compétent, extrêmement dévoué ( il est mort de la tuberculose, le Dr B.R. aussi, d'ailleurs ), mais il était peu sociable et ne quittait son pavillon séparé que pour des raisons professionnelles. Ces deux médecins m'ont soigné avec beaucoup de dévouement quand j'ai été malade. Le Dr B.R., lui, était un homme très sociable, et nous nous réunissions quelquefois les soirs d'été, sur le banc qui meublait le petit jardinet au dessus duquel s'étendait majestueusement mon antenne. Là, mes parents et lui parlaient de choses et d'autres, et lui, il fumait abondamment dans l'espoir d'éloigner les moustiques, mais c'était peu efficace. Il y avait beaucoup de ces charmantes bestioles, bien que le sanatorium soit construit sur une hauteur, loin de tout lieu humide. L'abondance de bois et de forêts autour maintenait une permanence "moustiquienne " très sensible. Quand je suis arrivé de Paris, j'ai été en quelques jours couvert de cloques dont certaines étaient énormes, suintaient. C'était l'horreur. Et en quelques mois, j'ai été vacciné aux moustiques tout comme les autres gosses du coin. Cela démangeait, bien sûr, mais c'était revenu dans des proportions acceptables.
   Donc, le Dr B.R. était un esprit curieux, la meilleure preuve c'est qu'il s'était lancé dans la T.S.F. dès qu'il en avait eu connaissance. Il était très intelligent, très spirituel, caustique, et il avait en la médecine une confiance limitée. Comme mon père souffrait de douleurs, il lui avait dit : " Prenez donc ce médicament là, pendant qu'il guérit ! " On parlera aussi plus tard d'un autre médecin auxiliaire.

      Bobines à curseurs.
   Je vais entreprendre ici une digression spécifiquement " TSF ", un peu en marge de mes souvenirs personnels. Considérons la question des postes à galène avec bobine à un ou deux curseurs. On pourrait croire, à la lecture des lignes précédentes, que le deuxième curseur apportait une spécificité indispensable à la réception de la phonie ; il n'en est, bien sûr, rien. Mais la manière d'utiliser les bobines faisait au départ la différence.    La bobine à un curseur était alors simplement intercalée dans l'arrivée d'antenne, pour " allonger " celle-ci, le reste étant branché comme décrit plus haut (Figure 2 a ci-contre). On avait donc un circuit oscillant constitué par la self de la bobine et la capacité Antenne-Terre, amorti par la mise en série dans ce circuit du système détecteur-écouteur en parallèle. L'amortissement ainsi apporté était considérable, donc la sensibilité faible et la sélectivité déplorable.
Les bobines à deux curseurs étaient utilisées dans un montage différent, dit " montage Oudin " ( du nom du docteur Oudin qui avait imaginé un résonateur pour produire de très hautes tensions à haute fréquence pour électrothérapie ). (Figure 2 b )
Le circuit était bien celui du résonateur de Oudin, mais le fonctionnement était fort différent : le premier curseur accordait la capacité Antenne-Terre sur la fréquence désirée et le second adaptait ( en principe ) l'impédance de sortie à celle du système détecteur-écouteur(s), montés cette fois en série.( Inutile d'ajouter que la notion d'impédance était alors totalement étrangère à tous ceux qui dans le public s'intéressaient à la TSF !) L'amortissement était moindre, la sensibilité et la sélectivité meilleures.
   Je ne tardai pas à remarquer que la position du deuxième curseur était loin d'être critique ; pourvu qu'on ne le mette pas trop près du bout " froid " de la bobine cela donnait à peu près le même résultat, ce qui a posteriori n'a rien d'étonnant ( échange entre amortissement et fraction prélevée ) ; j'en tirai donc la conclusion que la bobine à un curseur, convenablement montée (Figure 2 c ), devait donner pratiquement les mêmes résultats, ce qui se vérifia bientôt.
   La nécessité d'une meilleure sensibilité pour recevoir la téléphonie tenait à la puissance très inférieure des émissions de phonie par rapport à celle des émissions de graphie, qui atteignait alors 150 kw. ( selon F9NO, Radio-REF 688, p.14 ). Les émetteurs de téléphonie n'utilisaient, au début, que des lampes à enveloppe de verre , plus grosses et plus puissantes que celles de réception ; mais même en en mettant plusieurs en parallèle, la puissance émise était loin d'atteindre celle de la télégraphie.
   
   Le détecteur qui équipait mon poste "commercial" était très simple : un levier articulé dans une rotule permettait de placer la pointe du chercheur en n'importe quel point du cristal de galène, enserré dans une cuvette tournante ; c'était très rapide pour chercher le meilleur "point sensible". Les détecteurs plus élaborés, comme celui du Dr BR, avaient un réglage par vis de la pression du chercheur sur la galène ; pour chercher un autre point, il fallait dévisser, puis revisser : c'était moins commode. ( Mon premier détecteur, le cadeau de Mr W, était beaucoup moins commode encore, tout était commandé par des vis assez dures à tourner. Mais il fut le premier ! )
      Rapidement, on remarqua que la pression du chercheur sur le cristal n'avait pas besoin de réglage micrométrique . On abandonna donc les vis et la forme quasi-standard du détecteur devint celle que l'on peut voir sur le poste à galène de mon père ( page "Bicêtre", rubrique Les postes à galène. Les émissions ).
    Je ne possède plus mon poste à galène à deux curseurs, l'ayant cédé à un sympathique annonceur de Radio-REF ; je ne puis donc le photographier, mais  l'ami Roland F5ZV a photographié à mon intention un poste à 2 curseurs construit par F2XP.
( Image ci-dessous )
    Le mien ressemblait beaucoup à cette réalisation, mais le détecteur était plus léger, moins professionnel ; celui représenté, avec ses robustes pattes de connexion, évoque un appareil de l'Armée ou de la Marine.

         Le détecteur " Excentro "
   Pour en terminer ( pour le moment ) avec les détecteurs, ce doit être sur la fin de ce premier séjour à Angicourt que mon père m'a emmené un jour à Paris au Concours Lépine, où nous achetâmes quelques nouveautés ; entre autres un microscope rudimentaire, juste capable de transformer les acariens du fromage en monstres inquiétants et, pour la TSF, le détecteur " Excentro " dont nous avions lu ou entendu les éloges.
   C'était un appareil astucieux qui explorait la galène par points successifs répartis sur un cercle excentré par rapport à la cuvette ; cela se faisait en tournant un bouton situé sur le haut de l'appareil ; on ne voyait pas ce qui se passait, le tout étant inclus dans un bloc de matière moulée ; seule la cuvette porte-galène était amovible ; elle était recouverte d'un tamis en soie, à mailles très fines, qui immobilisait le chercheur une fois "planté ", ce qui devait assurer la conservation d'un bon " point sensible ". Les résultats furent, bien sûr, équivalents à ceux des autres détecteurs, avec toutefois plus de stabilité.
   La TSF suscitait alors un intérêt croissant dans le public et le centre du bâtiment qui abritait le Concours Lépine était occupé par un poste émetteur de phonie, enclos dans une cage grillagée et je revois encore l'opérateur avec son microphone à charbon et petit pavillon, avec manche tenu à la main.
   Tant que nous sommes dans cette parenthèse, il me faut dire quelques mots d'une invention qui fit parler d'elle en ce temps-là : l'amplificateur de l'Abbé Tauleigne.

      L'amplificateur de l'abbé Tauleigne
   On savait bien qu'il existait des appareils à lampes donnant des résultats prodigieux ; mais ils étaient encore rares car la grande majorité des sans-filistes hésitait à se lancer dans l'aventure. C'est que les lampes étaient exigeantes en ce temps-là ! D'où l'intérêt très vif suscité par toutes les tentatives d'amplification sans lampe(s) et l'espoir que fit naître l'Abbé Tauleigne en présentant son amplificateur, qui n'était rien d'autre qu'un ensemble écouteur- microphone à charbon réalisé avec beaucoup de soin.
   Evidemment, l'amplification n'était pas linéaire, et si l'on arrivait parfois à entendre plus fort ce que l'on entendait déjà bien, les réceptions très faibles étaient désavantagées, ce qui diminuait l'intérêt de l'appareil, d'ailleurs très délicat à régler et affecté des crachements habituels des microphones à charbon ; si bien que l'espoir suscité retomba assez vite.
   Je referme ici la parenthèse technique et reviens à des souvenirs plus généraux.

      Les autres distractions
   La T.S.F. n'avait pas supplanté totalement toutes les autres distractions.
   Le Meccano n'avait pas été abandonné. J'avais construit quelques modèles assez élaborés pour que mon père les photographie, et qu'on en envoie la description avec photographies à un concours organisé par Meccano, et où j'ai gagné, avec ces modèles, des lots de pièces détachées toujours les bienvenues. Le gros avantage du Meccano, c'est que cela pouvait se développer indéfiniment et j'étais déjà arrivé à une belle boîte.

   Mon père m'offrit une bobine de Ruhmkorff, que l'on alimentait à l'aide de deux belles grosses piles au bichromate, type bouteille : gros ballon de verre avec col ; électrodes de charbon et de zinc. L'électrode de zinc était montée sur une tige coulissante, permettant de la sortir de l'électrolyte, hors des périodes d'utilisation.
( L'image ci-contre est due à F5ZV qui a photographié deux piles bouteilles de la collection de F2XP ; mes piles étaient du grand modèle. Pour la photographie, F2XP a mis un liquide coloré dans les bouteilles ; en fonctionnement normal, il ne faut pas que le niveau du liquide atteigne le col, pour permettre le relevage du zinc. )
La pile au bichromate est une pile remarquable qui donne une tension équivalente à celle de l'accumulateur ( deux volts par élément ), mais l'inconvénient de la pile au bichromate, comme de la pile Bunsen d'ailleurs, c'est qu'elle s'use à peu près autant quand on ne s'en sert pas que quand on s'en sert. Il fallait donc relever l'électrode de zinc quand on n'utilisait pas la pile
   Je revois les magnifiques cristaux violets d'alun de chrome, qui se formaient au fond des bouteilles, après un certain temps d'utilisation. Je revois encore mon père pilant dans un gros mortier, du bichromate de potassium pour en faciliter la dissolution. J'ai fait bien sûr toutes les manips décrites dans le petit manuel, qui accompagnait la bobine de Ruhmkorff. Elle donnait à peu près un centimètre d'étincelle. C'était déjà une belle bobine, et je l'ai conservée longtemps après avoir fait de nombreux essais pour essayer d'améliorer le trembleur.
   Nous avions quelques tubes de Geissler, s'illuminant de couleurs variées sous l'action de la bobine ou de la machine de Wimshurst, beau spectacle ; malheureusement, un seul a survécu et de tels tubes sont introuvables aujourd'hui.

      Le concours des Bourses.
   Il n'y a pas que des distractions dans la vie ! Il fallut penser à la poursuite de ma scolarité. Mes parents jugèrent donc bon de m'inscrire au concours des bourses de l'enseignement secondaire. Ce concours eut lieu à Beauvais et ce fut ma mère qui m'y conduisit, en train bien entendu. Je fus admis et je laissai éclater une joie exubérante au long du trajet de retour.
   Insensé que j'étais ! Grisé par mon succès, je n'avais pas réalisé que cela signifiait qu'il allait falloir que je sois pensionnaire au lycée de Beauvais, loin de mes parents, loin du parc et de mon univers familier. C'était l'établissement secondaire le plus proche, ou plutôt le moins éloigné.
   A la rentrée suivante, mes parents me conduisirent au lycée de Beauvais et m'y laissèrent pensionnaire pour y faire ma cinquième.

      Le Lycée de Beauvais.
   Là, j'ai été très malheureux ; j'avais été trop protégé jusqu'alors et n'avais forgé aucune cuirasse me permettant d'affronter l'univers impitoyable de l'internat.
   Les enfants sont très durs envers ceux dont ils ont décelé les faiblesses. Sentant que j'étais particulièrement désarmé, ils ne m'ont pas fait la vie douce. Si bien que je tombai malade à deux reprises.
   J'avais une permission un dimanche sur deux. L'autre dimanche était consacré à se promener dans les rues de Beauvais et environs, promenades particulièrement fastidieuses. Je venais en permission par le train avec un changement à Clermont. On venait me chercher à la gare de Liancourt. Pour le retour, je sais que mon père me raccompagnait jusqu'au changement de Clermont..
   Ma mère me comblait de pâtisseries destinées à garnir ma boîte. On avait le droit de posséder une boîte fermant à clef, que l'on allait ouvrir au moment du goûter. Mais c'était la cohue, la pagaille, et beaucoup des trésors que ma mère avait amoureusement préparés pour son rejeton, étaient dispersés, gaspillés, écrasés. (Cette boîte a servi plus tard d'ébénisterie pour un de mes postes à lampes !).

      L'Herbier
   La cinquième était l'année de la botanique, et il fut question d'un herbier. Chacun qui le pouvait devait présenter un herbier. et il y aurait un concours à la fin de l'année. Ceci avait motivé mon père et moi même.    Mon père avait donc acheté un gros album spécialisé pour faire un herbier, et le résultat de nos promenades botaniques s'empilait entre des feuilles de buvards pour sécher. Et mon père terminait la préparation en repassant soigneusement la plante entre deux feuilles de papier à l'aide d'un fer électrique. Or, les fers électriques n'avaient pas de thermostat en ce temps là.
   Et, un dimanche soir, quand il fut l'heure de partir pour me mettre au train, mon père oublia le fer électrique branché sur le coté droit de son bureau personnel, qu'on avait déjà à Lariboisière, je me le rappelle bien, avec des pieds torsadés, des tiroirs. Mon père ne pensa qu'il avait oublié le fer qu'en gare de Clermont, mais il se garda de m'en parler pour ne pas m'inquiéter. Il lui fallut attendre ma correspondance puis son train pour revenir, et, quand il revint, le fer était profondément encastré dans le dessus carbonisé du bureau, tout près de traverser pour tomber dans le tiroir en dessous, qui était, lui, plein de papiers. Il est probable que si l'absence de mon père s'était prolongée, on aurait eu droit à un bel incendie. Enfin, seul le bureau fut victime de ce malheur, mais évidemment c'était irréparable.
   Lors de mes permissions ou des petites vacances, les promenades avec mon père furent évidemment consacrées à la botanique et à la recherche de plantes pour l'herbier.
   La région était très riche en espèces diverses, en tous genres de plantes ; la plante qui avait le mieux supporté la mise en herbier était une magnifique Anémone Pulsatile, mais me restent aussi en mémoire les très nombreuses orchidées locales que nous trouvions dans cette région : beaucoup d'Orchis et d'Ophrys variés, les uns communs , les autres plus rares, certains à fleurs modestes, d'autres à fleurs complexes et somptueuses, la plupart à délicate odeur de vanille, ce qui n'était pas le cas du " Loroglosse à odeur de bouc " ! Nous avons aussi trouvé des " Néottie nid d'oiseau " aux racines enchevêtrées et les Listères aux fleurs verdâtres abondaient dans la descente vers le village. En raison de leur racines bulbeuses, toutes les Orchidées demandaient beaucoup de soin pour leur mise en herbier.

      Maladies
   Ma première maladie de cette année-là au lycée, se passa assez bien. Ce fut une rougeole, bien que j'en aie déjà fait une dans ma petite enfance. Je passai quelques temps à l'infirmerie, je passai aussi quelques temps de convalescence chez nous. Ce fut plutôt agréable. Par contre, la deuxième fut beaucoup plus grave, une mauvaise scarlatine. Au lycée, je fus évidemment isolé à l'infirmerie, et je fis une otite très sérieuse. En ce temps là, on ne pratiquait pas la paracentèse aussi facilement qu'on le fait maintenant, et je souffris épouvantablement de cette otite. Ce sont les plus grandes souffrances physiques que j'aie endurées de ma vie jusqu'à présent.
   Comme le médecin attitré du lycée voulait m'envoyer à son confrère chirurgien, pour qu'on m'opère de la mastoïdite, alors que je n'avais pas de mastoïdite, ma mère est arrivée pour me soigner à l'infirmerie du lycée. Elle était à son aise dans les milieux médicaux, ayant été sage-femme. Elle a court-circuité l'infirmière officielle, et s'est occupée de moi comme une lionne qui défend son petit, et elle m'a rapatrié à Angicourt avec l'autorisation des deux médecins, qui prenaient un gros risque, parce que la scarlatine est une maladie contagieuse. Enfin, comme le bâtiment administratif était très séparé du sanatorium proprement dit, avec toutes les précautions d'usage, mon rapatriement fut décidé. Il eut lieu dans une ambulance bringuebalante, qui devait dater, je pense, d'avant la guerre de 14, et qui mit un temps fou à faire le trajet entre Beauvais et Angicourt. Mais enfin, j'arrivai dans ma chambre. Là, il n'était pas question de T.S.F. ou d'autre chose, j'étais vraiment très malade.
   Grâce à des instillations de nitrate d'argent dans l'oreille, provoquant le percement du tympan, puisqu'on n'osait pas, en ce temps là, le percer à la lancette, je fus soulagé des douleurs de l'otite. Mais ce fut pour tomber dans d'autres douleurs, parce que je fis un abcès de fixation aux ganglions du cou, ce qui m'a d'ailleurs sauvé de complications plus graves.
   Les deux docteurs BC. et BR. incisèrent une première fois ce gros abcès, croyant qu'il était mûr, mais il ne l'était pas. Cela m'a fait très mal, inutilement ; il fallut l'inciser une deuxième fois, peut-être une semaine ou quinze jours après, quand il était plus mûr. Et cette fois, les médecins déclarèrent : " la matière est louable ".
   Pendant cette scarlatine, je fus, suivant la coutume en vigueur en ce temps-là, nourri exclusivement avec du lait. Je me rappelle qu'un jour, le lait ayant brûlé lors de l'ébullition, mon père me le fit accepter, en me disant que c'était le goût américain. Enfin, je me rétablis, et j'obtins la promesse de mes parents de ne plus jamais me remettre pensionnaire, promesse qu'ils m'accordèrent et qu'ils tinrent. Je passai donc un certain temps à Angicourt, dégagé des obligations scolaires extérieures, mais continuant à travailler sous la direction de mon père, et pouvant me livrer avec délices à ma passion pour la chère T.S.F.
   Cette passion fut d'ailleurs partagée par la famille, notamment mon père qui se mit à écouter assidûment les émissions radiophoniques, dont il faut dire quelques mots.

      Les Premières émissions radiophoniques.
   Les premières émissions furent d'abord de la parole, mais bien vite s'y ajouta de la musique. A la Tour Eiffel, le " speaker " (je ne sais pas si l'on employait ce mot ) était anonyme . A Radiola, c'était Radiolo, de son nom Marcel Laporte, " l'homme à la voix d'or ", qui assura cette fonction pendant longtemps. Les nouvelles étaient toujours données avec l'indication de leur origine : " Selon une dépêche de l'agence Reuter… ".    Pour la musique, une flûtiste nommée Lucie Dragon fut, pendant les débuts de la radiodiffusion en France, une vedette incontournable. Je me souviens aussi d'une certaine Eliane Zurflu, mais je ne me rappelle plus l'instrument dont elle jouait.

      Compléments de matériel et livres
   En plus du matériel déjà mentionné, mon père a acheté pas mal de choses.
   La première en date a été un condensateur fixe de deux millièmes de microfarad comme on disait à l'époque. Nous dirions maintenant deux nanofarads. Je revois encore ce condensateur, muni pour sa connexion de deux boudins de fils, un de chaque côté. Il fut mis en parallèle sur les écouteurs, ce qui était très logique, mais n'apporta pas d'effet sensible.
   Mon père m'a acheté aussi, plus tard, un condensateur variable qu'il a dû payer fort cher, condensateur très particulier : le Variofixe qui comprenait une partie variable d'un millième de microfarad, et une partie fixe également d'un millième de microfarad, qui était connectée ou non suivant le demi-cercle dans lequel on se trouvait. Cet appareil était très précis mécaniquement (pas tellement de lames mais un entrelame très étroit), si bien qu'il n'a eu qu'une vie relativement brève , parce que en quelques mois ou en quelques années, il a souffert de courts circuits impossibles à compenser par des serrages plus ou moins astucieux des différentes vis de la carcasse.
   Mon père a acheté également une bobine en galette, d'environ 200 tours, ce qui me permit beaucoup de manips intéressantes et notamment la réception " en Tesla " : l'antenne et la terre connectées à la galette et celle-ci approchée de la bobine du récepteur, on captait les émissions sans contact galvanique, ni avec l'antenne, ni avec la terre. Cela impressionnait ma mère plus que le fait que les ondes aient franchi plus de soixante kilomètres.
   Mon père m'avait aussi offert des livres sur la T.S.F., en particulier un petit livre rouge, dont je ne me rappelle plus du tout l'auteur, mais cet auteur avait un faible pour le détecteur électrolytique du général Ferrié. Il reconnaissait que la galène était plus sensible, mais il la trouvait tellement peu fiable. Si bien que j'avais essayé moi aussi de construire un détecteur électrolytique, mais je n'y suis pas parvenu. Evidemment, je n'avais pas le fil de Wollaston nécessaire pour faire la microscopique électrode de platine qui permettait la détection. Cet ouvrage était d'ailleurs peu au courant, si j'ose dire, puisqu'il parlait des essais de téléphonie sans fil, avec des arcs de Poulsen, la modulation étant faite par des microphones à charbon, montés en série parallèle pour pouvoir supporter la puissance, ou encore par des microphones à lames liquides (système qui n'eut certainement pas un grand avenir car je n'en ai jamais vu aucun). Il semblait ignorer l'existence des émetteurs à lampes. Donc, ce bouquin était déjà bien dépassé, le sort de bien des livres d'ailleurs... qui sont dépassés par l'évolution de la technique avec une vitesse confondante. Par contre il mentionnait la radio-goniométrie par le système Bellini-Tosi. J'ai eu, bien plus tard, l'occasion de rencontrer Monsieur Bellini, alors un vieil homme charmant.

 

   Mais notre vie allait changer, tout au moins de cadre, car mon père, dont c'était alors, il faut croire, la spécialité reconnue, fut désigné pour aller remettre sur pied, un centre hélio-marin situé sur la côte d'azur, à San Salvadour, près du Mont des Oiseaux, entre Hyères et Toulon. Il partit donc.
   Ma mère et moi restâmes quelque temps à Angicourt, où je continuai bien sûr mes " manips ".

    Mais cette période ne dura pas longtemps. Et, nous quittâmes Angicourt pour San Salvadour en laissant sur place nos meubles, et en emmenant un bagage léger réduit à quelques malles. Dans l'une d'elle, il y avait, bien sûr, mon poste à galène à deux curseurs, qui était devenu le compagnon inséparable.

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